“Les cages”
Les cages de Gémignani.
There are more things in heaven and earth, Horatio,
Than are dreamt of in your philosphy.
(Shakespeare)
Dans l’Antiquité, le seuil de certaines maisons romaines était orné d’une mosaïque ou bien d’une fresque en trompe-l’œil intitulée?: cave canem (prends garde au chien). Image qu’il fallait
passer si l’on voulait entrer, avertissement qu’il conviendrait peut-être de réitérer en esprit avant que de voir les dernières peintures de Michel Gemignani. - Prends garde au chien, gardien des
portes et des passages, à l’oiseau chanteur, volubile malgré sa captivité ! Ils sont bien plus que ce qu’ils paraissent.
Cette irruption des animaux, après les Passants et les Défilés, surprend. Elle pourrait passer pour une rupture dans la forme comme dans le fond, si l’on n’avait déjà vu, ici et là, quelques
chiens pointer leurs truffes. On aurait pu aussi les prendre pour une simple ménagerie, intime et pittoresque, ou un nouveau chapitre ajouté à l’histoire de la peinture animalière. Seules les
origines personnelles et plurielles d’un tel choix thématique peuvent nous en apprendre plus sur les intentions du peintre. Michel le reconnaît, le thème était difficile, plutôt « ringard » de
son propre aveu, un genre qu’il n’avait pas vraiment pratiqué jusqu’alors. Qu’évoquait donc pour lui le chien?? Outre l’affection, le fait qu’il n’en avait plus. Au départ, il y a cela, la perte
de Lara, mais aussi le souvenir de sa grand-mère, peintre amateur qui fit, sa vie durant, le portrait de Maroufle, son Loulou de Poméranie. Ensuite la présence constante des chiens dans la
peinture, des molosses de Carpaccio aux bichons du Titien, en passant par les mâtins de Rubens, Goya, Courbet et quelques autres. Enfin, des choses vues, comme les animaleries des quais de Seine,
où tous les animaux voisinent en dépit de la nature. Bref la conjonction d’une mémoire, d’une nécessité (rendre présent ce qui est devenu absent, un deuil à faire), d’un rapport à la matière et à
l’image.
Et que voit-on ? Des chiens, autrefois figurants épisodiques dans les marges des tableaux, devenus le centre de la représentation. Un centre qui nous fixe, inversant le rapport usuel du
regard entre la peinture et le spectateur. Car le point de vue adopté n’est pas celui de l’homme qui humanise son animal familier, mais justement celui de l’animal qui nous scrute depuis la
surface peinte, depuis la cage où l’humanité l’a enfermé dès sa domestication. D’où l’apparence de ces toiles à l’espace rompu, fragmenté?; d’où ces diagrammes de lignes qui n’enclosent rien?;
ces coins, ces angles, obtus, ouverts, jouxtant des aplats silencieux, loin derrière ou flottant parallèles au plan. Puis, entre les deux, la forme, la figure, plus descriptive peut-être que dans
les autres œuvres, présence physique, matérielle, presque tangible à la main qui voudrait toucher, comme pour vérifier l’illusion d’une valeur tactile ou le souvenir d’un pelage caressé. Et ces
bêtes, enchaînées, enfermées, nous regardent comme des tableaux, nous les humains, depuis les barreaux et les grillages de toutes leurs cages.
Et ces structures enfermantes se font parfois, dans la série des oiseaux, plus complexes et subtiles. Les toiles sont alors assemblées de telle sorte qu’elles laissent un trou au centre de
l’image, créant un effet de kaléidoscope, de tournoiement, comme une absence qui donnerait sur du rien ou bien comme si quelque chose s’était défait. - Une trouée, un vide, mais aussi une
traversée, une orée, l’ambiguïté d’un manque dont le sens reste ouvert, un passage par où s’enfuir. En même temps, la couleur se hausse, chante, éclate en trilles, comme pour repousser
l’obscurité environnante. On pense alors à Léonard qui, raconte-t-on, achetait des oiseaux afin de pouvoir les libérer. On pense aussi au Spazio libero (1976-1998) de Michelangelo Pistoletto,
réalisé en collaboration avec les détenus de la prison de San Vittore à Milan?: un espace enclos par des barreaux, un monde de cloisons mentales où tout ce qui se trouverait à l’extérieur serait
en fait prisonnier, à moins que ce ne soit l’inverse. Car, en définitive, c’est de cela que nous parlent toutes ces toiles et ce bestiaire, du fantôme de la liberté. Ce qu’elles nous montrent,
c’est notre monde depuis l’intérieur d’une cage par nous-mêmes érigée. Comme un miroir qui nous renverrait l’image de qui nous sommes et de ce que nous faisons au monde.
Francis Moulinat,
docteur en histoire de l’art (Paris-Sorbonne).
Octobre 2005.